Récitatif / Perle cachée

L’Église dont je rêve
ou
Quand une femme courbée est redressée

Conférence de Louise Bisson
donnée le 10 août 2005
à St-Augustin-de-Desmaures
dans le cadre de 3 journées d’étude
au sein de la fraternité mariste 

Si je viens vous parler aujourd’hui de l’Église dont je rêve, ce n’est pas à partir de compétences théologiques ou bibliques. Je ne suis ni théologienne, ni religieuse, ni prêtre, ni exégète. Je suis croyante, épouse et mère de 3 enfants.  Je m’adresse à vous sur la base d’une pratique d’Église qui me fait vivre profondément depuis maintenant presque 30 ans. Une pratique en émergence où j’ai trouvé ma place comme femme laïque, aux côtés et avec plusieurs prêtres, religieuses et laïcs qui, comme moi savourent la Parole de Dieu et se laissent habiter par elle.

1. Regard sur une expérience d’Église actuelle:

Avant de jeter un regard sur une expérience vécue par une communauté de croyants du temps de Jésus, je vais vous présenter brièvement le réseau d’Église dans lequel je suis engagée.
Constitué de personnes de tous âges, il forme une famille spirituelle qui est née et s’est développée par la pratique du récitatif biblique1 .

Aujourd’hui plusieurs centaines de laïcs, de religieux et de prêtres, cheminent en s’abreuvant aux sources de la Tradition orale de la Bible. Ces personnes habitent aux quatre coins du Québec, en Ontario, au Nouveau-Brunswick et ailleurs au Canada. Elles se sont dotées d’une association2 pour continuer, entre autres, à offrir la Parole Vivante par transmission orale et à développer leur approche, approche qui touche toutes les dimensions de la personne humaine.

C’est dans ce réseau en évolution que je vis mon rêve d’Église ou mieux, que j’apprends à vivre avec d’autres chrétiens et chrétiennes les aspects essentiels de l’évangile. J’en mentionnerai trois.

D’abord l’aspect relationnel:

Avec les personnes qui pratiquent le récitatif biblique, je fais l’expérience d’une Parole écoutée. L’exercice continuel de l’écoute de la parole biblique liée ou confrontée à la parole qui m’habite suscite des liens fraternels lucides et de l’accompagnement naturel. Ces relations qui progressent dans la durée et qui cherchent à se vivre dans l’authenticité, deviennent une réponse à des soifs actuelles; un contrepoids au manque et à la souffrance créées par certaines tendances occidentales telles la culture de l’instantané, la compression du temps, le fractionnement des relations humaines et l’isolement.

Afin de rendre plus concrets les concepts qui viennent d’être énoncés, je vais insérer dans mon propos quelques extraits de témoignages rendus par des personnes qui ont participé aux rencontres de récitatif biblique. En voici deux:

Florence, alors âgée de 16 ans a écrit ce qu’elle a senti pendant la session d’été 2004 où 80 personnes, adultes et jeunes, étaient réunies pour un ressourcement de cinq jours: « On sentait qu'il y avait de la complicité entre les gens et l'écoute était à son meilleur...» 
C’est vrai que l’écoute est cultivée car elle permet de recevoir vraiment l’autre dans sa parole et l’Autre dans sa Parole. Cela crée entre les personnes des liens de fraternité et un sentiment d’appartenance.

Une femme de Sherbrooke: « Dans un temps particulièrement difficile de ma vie, le récitatif en groupe m’a donné support, douceur, enracinement dans le présent et confiance en la force de vie qui fait avancer. J’en demeure profondément reconnaissante. »

Ensuite l’aspect mobilité, déplacement sans frontières:

Un autre aspect caractérise notre manière de vivre le message évangélique: le sacré inhérent à la vie ne dépend pas d’un lieu physique ou d’un rituel. Lorsque nous nous mettons à y être attentifs et à le recevoir tel qu’il se présente dans le réel rencontré, il fait surface et se révèle. Il nous reste à le reconnaître et à le célébrer; ce que nous faisons dans les lieux les plus divers, là où des personnes se réunissent en toute simplicité, respect et profondeur. Nous reconnaissons bien notre expérience dans ces mots tirés d’une lettre bleue de la Mission Ouvrière St-Pierre et St-Paul relatant une de leurs missions d’insertion dans un milieu ouvrier non desservi par l’Église-institution: « Nous n’allions pas vers un sanctuaire, mais de notre partage nous avons fait un sanctuaire vivant.»

Témoignage d’une autre personne:
« Par les récitatifs bibliques, la Parole de Dieu arrive à briser ma carapace qui commence à se fissurer sérieusement. Elle arrive de plus en plus souvent à atteindre mon coeur.»

Réponse d’une religieuse qui fait parti du réseau depuis 25 ans, à la question: À la fin de ce ressourcement, avec quoi repars-tu ?
« Avec l’ampleur du feu qui nous habite comme “famille spirituelle”, et que je transporte dans mon engagement social...»

Et enfin l’aspect enracinement en Dieu:

L’expérience du relationnel et du sacré concourent à la rencontre personnelle de Dieu, le Dieu de Jésus-Christ. En effet, les deux dimensions étant vécues en lien avec le langage biblique et la culture chrétienne, les personnes qui pratiquent le récitatif3 intègrent et approfondissent leur relation au Christ. C’est cette relation primordiale qui devient le fondement et la solidité de leur vie. Comme Marcel Jousse4 le disait, communier c’est manger le Seigneur et l’Enseigneur (en communiant au pain nous mangeons le Seigneur et en mémorisant ses paroles, nous mangeons l’Enseigneur, l’un ne va pas sans l’autre). Quand on fait du récitatif biblique les paroles du Maître deviennent nourriture impérissable à l’intérieur, et elles nous gardent en contact vivant avec Sa Présence au plus intime de nous-mêmes. Une présence-guide dans l’accueil et le don de la vie, une présence-enracinante pour une fécondité sans frontières, un souffle profond, fortifiant et pacifiant pour la traversée des passages.

L’expérience d’un homme:
« À ma première rencontre avec le récitatif biblique (...) étonné, je découvrais une belle façon d’enseigner la Parole de Dieu. Dans ma bulle de sportif, préoccupé de musculature et de performance, je n’avais ni le coeur, ni l’esprit à sentir une haleine de vie spirituelle.»  Quelques années plus tard, «...j’ai réalisé que j’étais pris dans le carcan de mon corps. J’ai compris qu’une autre conversion était à vivre pour laisser la Parole prendre chair en moi. Avant, mon corps m’aidait à entrer en contact avec les autres mais non à rencontrer Dieu...»

L’expérience d’une femme:
« L’approche corporelle m’a conduite à la rencontre de Jésus Vivant au coeur de moi.»

Ce schéma illustre en 3 pôles les diverses dimensions vécues au sein du réseau de l’Association Canadienne du Récitatif Biblique (ACRB).

Nous faisons l'expérience
- d'une Église relationnelle, où la parole circule entre les membres du corps comme le sang dans les veines;
- d'une Église tout terrain, où l'intensité et le sacré de la vie se donnent à goûter en divers lieux et occasions;
- d'un espace de rencontre du Christ présent dans l'expérience personnelle et dans le corps-communauté que sa parole crée.

2. Regard sur l’expérience d’une communauté de croyants du temps de Jésus:

Même si l’expérience que je vis depuis de nombreuses années rencontre mon rêve d’Église à maints égards, il reste qu’un très beau passage de l’évangile de Luc me fait encore rêver. C’est le récit de la guérison d’une femme courbée un jour de sabbat, récit propre à Luc et dont voici le texte :

Lc 13, 10-17

« Il était à enseigner... »  0:13

10  Il était à enseigner dans une synagogue un jour de sabbat.

11  Et voilà une femme ayant un esprit d’infirmité depuis dix-huit ans,
et elle était toute courbée et ne pouvait absolument pas se redresser.

12  La voyant, Jésus l’interpella et lui dit:
« Femme, te voilà délivrée de ton infirmité. »

13  Et il lui imposa les mains.
À l’instant même elle fut redressée et elle glorifiait Dieu.

14  Prenant la parole, le chef de la synagogue, indigné,
que ce soit un sabbat que Jésus ait guéri dit à la foule:
« Il y a six jours pendant lesquels il faut travailler,
venez donc ces jours-là vous faire guérir, et non le jour du sabbat ! »

15  Le Seigneur lui répondit et il dit:
« Hypocrites ! Chacun de vous, le sabbat, ne détache-t-il pas
son boeuf ou son âne de la mangeoire pour le mener à boire ?

16  Et celle-ci qui est fille d’Abraham, que le Satan a lié voilà dix-huit ans,
ne fallait-il pas qu’elle soit déliée de ce lien le jour du sabbat ? »

17  Comme il disait cela, tous ses adversaires avaient honte.
Et toute la foule se réjouissait de toutes les merveilles qui arrivaient par lui.

« Et toute la foule se réjouissait... » 0:15

De ce récit nous allons tirer successivement deux réflexions. Une première lecture suivra le texte de près pour nous aider à saisir la situation telle que vécue par chacun des personnages et pour entrer dans la dynamique relationnelle du récit. Une deuxième lecture élargira notre réflexion à partir de deux mots importants du texte.

Première lecture

Observons d’abord ce qui se passe dans le récit et traduisons cela en langage actuel:

v 10 Où se passe la scène ?
Elle se passe dans une synagogue

Dans un lieu institutionnel.
  Qu’est-ce que Jésus y fait ?
Il enseigne.

Il fait ce qui se fait normalement dans ce lieu. Signalons qu’il n’est pas là pour changer les habitudes religieuses de ses contemporains. Il participe à la liturgie habituelle sans plus.
  Quand ?
Un jour de sabbat.

Imaginons la situation en la transposant dans notre contexte ecclésial: nous voyons Jésus à l’église un dimanche en train de faire l’homélie.
Jusque là tout se passe comme prévu.
v 11 Mais voilà une femme...
Que nous dit Luc de cette femme?
 
  Qu’elle a un esprit d’infirmité. Esprit d’infirmité (gr: pneuma astheneia) signifie littéralement:
« souffle sans force, faible, sans solidité, esprit de faiblesse »
  Qu’elle est courbée.
En raison de son infirmité, elle ne peut participer à la prière commune. Tout juif sait cela.
Que fait donc cette femme à la synagogue?

Faisons un petit détour chez nous:
Imaginons que quelqu’un de non qualifié se présente dans une réunion d’hommes d’affaire. Comment réagissent les gens ? Ils peuvent réagir soit en l’ignorant, en faisant comme si elle n’existait pas, soit en lui signifiant qu’elle n’a pas d’affaire là et en la conduisant dehors. Jésus ne fait ni l’un ni l’autre...
v 12 La voyant
Jésus l’interpelle !

Que fait Jésus ? Il la regarde et lui parle ! En sa présence elle existe...
Et que dire du fait qu’il s’adresse à elle, en pleine homélie ! Pour lui, la personne serait-elle plus importante que le déroulement de la liturgie ?
  Il lui dit:
Femme te voilà délivrée...

Que voit-il, lui, que les autres n’ont pas vu, pour pouvoir affirmer qu’elle est délivrée de son infirmité (de sa faiblesse) ?
Il voit qu’elle a franchi une barrière de non-vie. Il voit qu’elle risque gros. Il voit son désir de ne plus être exclue. Il voit qu’elle est délivrée de ce qui l’empêchait de se présenter dans une synagogue.
v 13 Ensuite, il lui impose les mains...
Il a d’abord reconnu sa démarche par la parole et maintenant c’est par un geste empreint de bienveillance qu’il l’accompagne dans son processus de guérison.
  La femme s’en trouve redressée
Elle s’en sort... Elle retrouve sa dignité. Elle trouve appui sur la présence de Jésus pour se déployer, pour cesser de se diminuer... Et elle retrouve physiquement la verticale jusqu’à retrouver intérieurement son lien à Dieu.
Ici se termine une première étape du récit.
  Et elle glorifie Dieu.
C’est grand ce qui s’est passé là ! Avec des moyens bien simples, la parole (le verbal) et le geste (le non-verbal), Jésus reconnaît une personne, confirme sa démarche risquée, et il le fait publiquement; il n’attend pas que la liturgie soit terminée pour lui dire cela en privé après coup.
Enfin, il lui inspire toute la confiance nécessaire pour qu’à son tour, elle pose un geste en se dépliant (non-verbal) et s’exprime en glorifiant Dieu (verbal).
Elle se met donc à exister au sein de la communauté croyante, avec tout ce qu’elle est (le non-verbal et le verbal). Entière.

Comme dans toute bonne histoire, intervient un fauteur de trouble. Il faut dire que Jésus est un peu provocateur... Pas étonnant qu’il rencontre de la résistance !

v 14 Quelle résistance rencontre-t-il ?
Celle du chef de la synagogue.

Celui-ci réagit, s’objecte. Il s’indigne qu’on déroge de la procédure habituelle. Il s’indigne surtout que Jésus ne respecte pas le sabbat. Ça, c’est sacré pour lui. Comme l’eucharistie l’est pour nous.
Il prend la parole et à qui s’adresse-t-il ?
  Il s’adresse à la foule...
Il n’a pas le courage de s’adresser directement à Jésus, mais il sait très bien comment parler à une foule pour la réprimander. Il sait très bien parler de ce qu’il faut faire ou ne pas faire ! Les règles religieuses, ça le connaît.5
v 15 Le Seigneur lui répond...
Jésus ne laisse pas la foule être réprimandée à sa place. Il remet durement à leur place le chef de la synagogue et ses semblables, pour qui les règles religieuses passent avant tout mais qui savent pourtant utiliser leur bon jugement pour leurs animaux.
  « Hypocrites...»
Remarquons ce que fait Jésus ici. Il reprend directement le chef de la synagogue qui le visait en parlant à d’autres... Une confusion relationnelle était en train de se créer, Jésus n’accepte pas cela. D’une certaine façon, il redresse la relation...

Mais Jésus ne s’arrête pas là. Il s’explique ensuite de façon à faire à comprendre l’enjeu de ce qui vient de se passer pour la femme redressée. Nous arrivons ici au coeur du message de ce récit.

v 16 Jésus, qui vient de traiter des gens d’hypocrites, poursuit en disant:
« Et celle-ci qui est fille d’Abraham...»


Si les paroles prononcées précédemment par le chef de la synagogue avaient pu faire sentir la femme dé-courbée coupable d’être venue ce jour-là, les paroles que Jésus prononcent maintenant redonnent à cette femme toute sa dignité: elle est fille d’Abraham, qu’on se le dise.
  Il fallait qu’elle soit déliée
de ce lien le jour du sabbat.

Ce que vous trouvez normal de faire pour vos animaux, c’est-à-dire les délier pour qu’ils puissent boire pendant le sabbat, n’est-ce pas évident qu’il faut le faire pour un être humain ? Et cet être humain se trouve à être votre soeur (elle est fille d’Abraham tout comme vous).
L’argument a fortiori de Jésus clôt le bec de ses adversaires et les ramène au sens du sabbat:
Si le sabbat est le jour où l’on doit cesser de travailler pour 1)se reposer comme Dieu l’a fait au 7e jour de la création, et aussi pour 2)se rappeler qu’en tant que peuple, on a déjà été courbé sous l’esclave puis heureusement délivré par Lui; si tel est le sens de l’interdit de travail pendant le sabbat, ce jour du repos et de la mémoire devient par conséquent le jour par excellence pour rendre grâce à Dieu. Tout bon fils d’Abraham sait et fait cela. Alors soyons logiques jusqu’au bout: il fallait bien que Dieu délie cette femme justement un jour de sabbat, pour qu’étant délivrée, elle retrouve le goût de la louange, ce qui équivaut à sa vocation de fille d’Abraham.

Notons que lorsque nous entendons Jésus redonner à la femme son identité de fille d’Abraham, nous entendons aussi, qu’en l’appelant ainsi, il la relie à Dieu tout autant qu’aux membres actifs du peuple d’Israël.

On arrive enfin au dénouement. L’histoire a commencé dans un lieu public, la synagogue; elle va se terminer avec toute l’assemblée présente. C’est au sein de la foule en effet que les paroles et gestes de Jésus trouvent un écho favorable.

v 17 Sur ces paroles
ses adversaires ont honte
et la foule se réjouit.
La joie de la femme qui a retrouvé sa relation à Dieu est ici amplifiée par la joie de toute une foule. Cela confirme que c’est en toute légitimité que cette femme peut dorénavant être entièrement elle-même et louer Dieu au sein de son groupe d’appartenance.
    Il est intéressant de remarquer que la réjouissance de la foule fait immédiatement écho aux paroles que Jésus vient de dire. Cette joie manifeste la réception active de toute la communauté au sens que Jésus donne à l’événement.

Ce joyeux dénouement nous donne à voir une vraie fête dans la synagogue ! L’office qui s’y déroule est loin d’être artificiel ou routinier.
En voulons-nous des célébrations vivantes ? Nous avons ici l’exemple d’une communauté qui, reliée au Christ, célèbre la vie qu’elle reçoit dans l’une de ses membres.

Deuxième lecture

Élargissons maintenant notre réflexion à l’aide de deux mots importants du récit: le sabbat et la femme courbée.

Le sabbat
Je veux d’abord attirer votre attention sur un mot que Luc répète cinq fois en huit versets, marquant ainsi l’importance qu’il lui accorde dans la compréhension du récit: le sabbat. Ce mot se retrouve autant sur les lèvres de Jésus que sur celles du chef de la synagogue. Ce dernier n’en a pas contre la guérison elle-même, il en a contre le fait que cette guérison se soit opérée en plein sabbat. En insistant sur le sabbat et en plaçant l’action dans une synagogue, l’évangéliste nous donne à penser que Jésus touche à l’institution religieuse ! Il s’avère très difficile de toucher à une institution et à ses traditions sans élever de fortes résistances.

La femme courbée
Il est question aussi d’une femme sans solidité intérieure. Elle est si faible qu’elle en est toute courbée. Luc insiste: elle ne «pouvait absolument pas se redresser». Il lui était impossible par ses propres forces de se tenir debout, droite. Cette femme courbée a été interprétée comme la figure d’Israël, la figure du peuple de Dieu courbé sous le poids d’un fardeau. De quel fardeau s’agit-il ici ? Étant donné le contexte institutionnel, on peut penser qu’il s’agit du fardeau des préceptes et interdits religieux. D’ailleurs, dans le monde juif, le langage du « lier - délier » est associé au fardeau et au joug. On sait que les docteurs juifs aimaient parler du « joug » de la Loi. C’est pour cela que Jésus dit en Mt 11, 30: « Car mon joug est doux et mon fardeau léger ». Autrement dit, je ne viens pas vous lier, vous contraindre en vous imposant toutes sortes de préceptes et de lourdes règles de comportement religieux. Mais il dit aussi en Mt 23, 4 en parlant des autorités religieuses: « Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des êtres humains...»  Le peuple de Dieu est donc courbé, à l’image de la femme de l’évangile de Luc.

Que voyons-nous quand nous sommes pliés en deux ? Le sol, nos pieds... Nous ne voyons certainement pas le ciel !

Ainsi, le fardeau des règles religieuses tient éloignées de la communauté croyante des personnes qui en auraient besoin pour se relier à Dieu, au ciel. Cette exclusion les maintient dans l’anémie spirituelle et la non validité.
À travers cette femme, Jésus vient libérer le peuple d’un mal intérieur6 qui le tient lié, courbé sous un fardeau d’obligations et de restrictions religieuses. Dans la finale du texte, se déploie dans le peuple-foule ce qui s’est vécu dans la femme : plus rien ne l’empêche maintenant de se relier à Dieu dans la joie.

En conclusion voici l’aspiration, le rêve que ce récit éveille en moi:

Que toute personne qui s’approche de notre Église soit vraiment considérée et accueillie. Qu’elle trouve au sein d’une communauté vivante, ce dont elle a besoin pour reprendre pied dans la relation, être nourrie spirituellement et remise debout par le Christ. Voyez-vous ce que je vois ? Quand une personne s’approche d’une communauté croyante, elle est reçue dans son désir de vivre; elle y entend l’appel à s’épanouir avec sa dimension spirituelle, dans son lien à Dieu; et elle y puise la force de s’ouvrir et de grandir jusqu’à risquer d’être pleinement elle-même, fils ou fille de Dieu. « Et le Seigneur adjoignait chaque jour à leur groupe ceux et celles qui trouvaient le salut » (Ac 2, 47).  Voilà l’Église dont je rêve.

Pour terminer, permettez-moi une rapide incursion dans le texte qui précède notre récit et dans celui qui le suit. Ensuite, je reformulerai mon rêve à la lumière de ce qui s’en dégagera.

Le récit de la guérison de la femme courbée est encadré par deux paraboles: en amont se trouve le figuier stérile où quelqu’un vient chercher du fruit qu’il ne trouve pas, sur un arbre qui épuise la terre... En aval se trouve le grain de sénevé qu’un homme a jeté dans son jardin. Le grain a grandi et est devenu un arbre où les oiseaux du ciel viennent s’abriter. Luc nous présente d’abord un arbre qui ne porte pas de fruit, puis un fruit qui devient arbre. Entre les deux, Jésus fait la démonstration du fruit qu’il attend de l’institution religieuse. Mais de quel fruit s’agit-il ? De quelle fécondité est-il donc question ici ?

Un indice nous est donné quand on retrace le figuier dans d’autres passages du Nouveau Testament, notamment en Mt 21,18-22 et Mc 11,12-14.20-25. Les notes de la bible TOB nous orientent quant à la signification du geste saisissant de Jésus condamnant l’arbre sans fruit: le symbole du figuier stérile nous révèle la déception de Jésus face à la stérilité des institutions religieuses de son temps. Pour Lui, le Temple et le système religieux tel qu’il se vit ne produisent pas mieux qu’un arbre qui ne donne pas de fruit. Il est donc question ici du fruit de la fécondité religieuse et non du fruit du comportement moral. Jésus constate que la loi et les rites sont trop souvent vécus pour eux-mêmes et passent avant les personnes et leur relation à Dieu. Il dénonce la tendance humaine qui voudrait que ce soit notre fidèle observance et notre moralité qui nous sauve. Pour lui au contraire, le légalisme et le moralisme, stérilisent la religion. Mais la vrai fécondité religieuse quelle est-elle pour Jésus ?

C’est ce qu’il démontre en guérissant une femme courbée dans une synagogue, en plein sabbat. Quand il prend la parole pour répondre au chef de la synagogue et donner le sens de son acte, il révèle clairement que, pour lui, la loi du sabbat et le rituel qui y est rattaché servent à faire vivre la personne humaine en la reliant à Dieu et à la communauté. Donc, une religion qui ne guérit pas, qui ne rétablit pas les liens, qui n’assainit pas les relations est une religion stérile. Le fruit par excellence de la religion se goûte quand une personne humaine est rétablie dans son intégrité.

Voyez, la fécondité religieuse comme ça fait vivre !
Ne peut-on rêver d’une Église où l’attention aux personnes et à leur lien avec Dieu soit la priorité et se manifeste en ouverture autant qu’en habiletés relationnelles ?

Finalement, l’Église qui me fait rêver en est une qui inclut, redresse et mène à une joie partagée jusqu’à se manifester en célébration.
Mais cela n’est pas uniquement un rêve puisque je goûte déjà à ce fruit dans le réseau d’Église auquel j’appartiens. (*)


Si je pouvais poursuivre ma pensée à la suite de cette conférence du mois d’août 2005, je conclurais ainsi:

De plus, comme le corps vivant du Christ déborde l’expérience que j’en fais, je me réjouis de le sentir émerger et prendre forme sur d’autres terrains, différents et complémentaires.

Qu’ils soient nommés ou non, petits ou grands, temporaires ou permanents, c’est à l’intérieur de ces terreaux de sa Présence qu’aujourd’hui, des fils et des filles de Dieu sont enfantés et reliés.

Je pense à Sotéria, aux Arches, aux Solitudes, à Copam, au Gîte ami et à tant d’autres..., comme je pense à chaque famille qui engendre des êtres humains, leur apprend à marcher, à se tenir debout et à aimer...

Je suis saisie par la magnifique variété et vitalité de tant de milieux de vie !

J’écoute, avec l’ACRB ainsi qu’avec toutes ces autres familles, la reconnaissance profonde et l’encouragement que saint Paul nous lègue:

Ne savez-vous pas que vous êtes
un sanctuaire de Dieu

et que le souffle de Dieu
habite en vous.
0:18
1 Cor 3,16

Louise Bisson
Sherbrooke
mars 2006


  1. Je parle ici du récitatif biblique en tant que discipline de cheminement spirituel chrétien.
    Voici deux définitions pour mieux comprendre :
    * Un récitatif biblique est un passage intégral de la Bible qu’on inscrit dans le coeur par le balancement, la mélodie et le geste.
    * Le récitatif biblique est une discipline qui allie la dimension corporelle et spirituelle de la personne en l’enracinant dans la Tradition orale de la Bible. Quand on entre dans cette discipline on apprend l’art de se laisser mettre en mouvement, à l’intérieur comme à l’extérieur, par le souffle vivant d’une Parole sacrée qui traverse les âges. - Retour
  2. L’Association canadienne du récitatif biblique (ACRB). Voir le site: www.InterBible.org/acrb  - Retour
  3. Il est possible de faire l’expérience du récitatif biblique en participant à des sessions ou à des ateliers... Les informations concernant les dates, lieux et coûts des sessions sont régulièrement mises en ligne sur le site www.recitatifbiblique.com , dans la section CALENDRIER.  - Retour
  4. Marcel Jousse (1886-1961), jésuite français à l’origine de notre pratique. Jousse a initié un nouveau champ de recherche, l'Anthropologie du Geste, qui étudie le rôle du geste et du rythme dans les processus de la connaissance, de la mémoire et de l'expression humaine.  - Retour
  5. Mais Jésus a-t-il enfreint l’interdit de travail le jour du sabbat ? A-t-il travaillé ou non ?
    Quand on lit le verset 13, littéralement, Luc emploie le passif: il ne dit pas « elle se redressa » mais bien « elle fut redressée ». Ce passif théologique indique sans le nommer que c’est Dieu qui a redressé la femme. Intéressant détail qui nous fait voir l’optique de l’évangéliste: selon lui c’est Dieu qui a voulu redresser la femme le jour du sabbat. À travers Jésus, c’est Dieu qui recrée la dignité de l’être, c’est lui qui redresse ceux et celles qui en ont besoin.   - Retour
  6. L’esprit d’infirmité, l’esprit sans force, le souffle faible, n’est pas un mal extérieur. L’esprit ou le souffle se situent à l’intérieur d’une personne. C’est pourquoi je parle d’un mal intérieur.  - Retour

(*) Texte publié dans: Rendre l'univers mariste, Exposés présentés lors des journées d'étude des 8-10 août 2005 pour les laïcs maristes.  Saint-Augustin 2006.  ISBN 2-9808377-1-7
Les pères maristes, 1520 avenue du Parc-Beauvoir, Sillery, QC, G1T 2M4, Canada

Retour en haut de la page